Par la fenêtre, Earth regarde la pluie tomber. Il doit y aller. Qu’il pleut, qu’il neige ou qu’il vente, le vieux ne lui accorde aucun répit. Il pense à Aeron. Il doit dormir. Il a gagné un jour de relâche. Sans doute une concession du vieux. Mais lui, jamais il ne pourrait faire plier le vieux propriétaire terrien. Autant faire plier un chêne. Le vent peut déraciner un chêne pense-t-il sans raison. Le feu aussi peut le détruire. Lui, il doit bosser, encore et toujours. Un jour, il sera récompensé. C’est cette idée qui le fait tenir. Et aussi un peu de fierté. Le vieux Pierre travaille encore plus dur que lui. Il en demande beaucoup à ses ouvriers mais il en fait encore plus lui-même. Toujours sur le terrain avant les premières lueur de l’aube. On peut l’apercevoir parfois tard le soir examinant les feuilles de vignes à la lampe torche tentant d’y déceler le signe avant coureur d’une maladie ou quelques chenilles. Il baille encore une fois, s’accorde une dernière minute de fatigue, s’étire et se met au travail. Il fait frire du lard, trois œufs et met des toasts à griller. Le vieux Pierre entre dans la cuisine. Il s’ébroue tel un chien.
« Ca tombe » se contente de faire remarquer Earth. Pierre marmonne. Il a l’humeur d’un perdant. « Beaucoup de vent et juste quelques gouttes. Pas de quoi nourrir le sol. Le vent vient de la mer mais l’air n’est pas assez humide ».
Il ne s’avouera jamais vaincu. Il tend son assiette. Son apprenti y fait glisser les œuf et le lard puis lui ajoute deux toasts.
« Où est ce fainéant ignare d’Aeron ?
- Il dort je suppose. Il paraît que vous lui avez accordé un répit ».
Le vieux fuse de colère. Il risque d’avoir besoin d’un bouc émissaire. Earth tente de se faire oublier en baissant la tête.
« Sale gosse de ville ». Il continue de maugréer tout en mangeant. Earth s’attelle à la vaisselle. Il n’aime pas le voir ainsi. Il s’inquiète. Il craint que les disputes incessantes entre Aeron et Pierre tournent mal. Il est du côté d’Aeron. Il trouve que Pierre exagère. Il a un tempérament trop bourru. Trop terre à terre. Il oublie d’évoluer avec le monde qui l’entoure. Mais il n’oserait pas le lui dire.
« Toujours pas de nouvelle de Marine ? »
Earth secoue la tête puis se reprend. Pyros a appelé hier. Il a dit qu’il arriverait dans la journée sans doute avec Marine.
- A quelle heure
- Il n’a pas précisé. Je crois que Marine est restée chez lui plus longtemps que prévu. Elle voulait profiter de la mer.
- On ne peut jamais compter sur personne ici. Jamais là quand on a besoin d’elle. Toujours à papillonner, a faire sa belle des Iles. Tous des fainéants.
Faire des compétitions, ce n’est pas une vie.
- Elle donne des cours je crois.
- Je sais oui, de surf. Pas sérieux ça »
Il y a du bruit dans l’escalier. Un souffle d’air froid qui le fait frissonner. La tempête redouble à l’extérieur. De fines gouttelettes ruissèlent le long de la vitre. Il fait sombre. Pourtant, il n’est pas si tôt.
Aeron apparaît dans l’encadrement de la porte. Il rayonne. Il est encore en pyjama, ses cheveux ébouriffés. Il nargue le vieux. Il sait qu’il a horreur de ne pas voir ses gens propre et soigné dès l’aube.
« Vous ne profitez pas de votre journée pour faire la grasse matinée Aeron ? »
Il se tourne vers l’apprenti, sourit de plus belle. C’est ce qu’il pensait. Il est venu expressément pour voir le vieux. Pour le narguer, pour qu’il puisse le voir se prélasser toute la journée. Ca finira mal. Earth voudrait trouver un prétexte pour s’éclipser mais Pierre lui redemande du lard. Aeron fait la grimace. Il a horreur de l’odeur de charcuterie au petit déjeuner. Il préfère le sucré. Il prend des toasts, de la confiture, attrape une chaise et pose les pieds sur la table
« Tu te crois où gamin ? »
Earth retint sa respiration. Ca va mal finir. Une rafale fait trembler la vitre. A moins que ce soit la terre qui bouge. Le jeune et le vieux se fixent. Aeron éclate de rire. Il repose ses pieds sous la table. Earth expire l’air de ses poumons. Il met de l’eau à chauffer. Le vieux se lève. Il sort en maugréant des paroles incompréhensives. Le vent glacé s’infiltre par la porte ouverte. Aeron hausse les épaules, prend un autre toast. Earth ferme la porte. Il hésite. Tourne sa langue dans sa bouche, prend une bonne inspiration et se lance : « vous ne devriez pas.
- Je ne devrais pas le narguer c’est ça ? »
Earth acquiesce.
« Il fait chier le vieux. Il a pris l’habitude de tout régenter ici.
- Il est chez lui. » Aeron remet les pieds sur la table. Il se sert une tasse de café. « Comment tu peux le défendre ainsi, c’est un tortionnaire.
- Il est un peu bourru mais il a un bon fond ». Aeron tousse. Il s’est étranglé en buvant. « C’est toi qui me dit ça !
- Regarde-toi ! Comment t’appelles-tu au fait ?
Earth s’étonne. « Je m’appelle Earth. »
Aeron essuie le café qui a coulé le long de sa joue. Il secoue la tête. « Ton vrai nom. Pas celui que le vieux t’a donné comme si tu étais sa propriété.
Earth rougit. Il cache son visage dans l’ombre. Il a cette habitude de toujours s’insinuer dans les coins sombres. « Ambre. Je m’appelais Ambre ».
Aeron ricane. « Pourquoi il a changé ton nom ainsi ? Peut-être trouvait-il que ce n’était pas assez viril, pas assez masculin ».
Earth s’inquiète. Il tourne la dos à Aeron, attrape un chiffon, frotte un peu le plan de travail. « Je dois aller retrouver Pierre. J’ai du boulot qui m’attend.
- Tu veux que je dise ce que je crois ? Je pense qu’il est à mettre au rebut. Il vit dans un autre siècle. L’esclavage, c’est fini. Et quoi ? Il est vexé d’avoir une fille comme apprentie ? C’est pas digne de lui sans doute. C’est pour cela qu’il te fait passer pour un garçon. » Earth bafouille, se mord la lèvre ne sait que dire. Il ne peut pas comprendre. Pierre l’a ramassé au fond d’un caniveau. Il a été bon pour lui. Pour elle. Il y avait des jours où elle-même ne savait plus. Elle préfère s’éclipser enfilant un vieil imperméable sur son pull trop large et son jean délavé sur son corps filiforme. Le miroir lui reflète fugitivement son visage. Ses cheveux ondulent de quelques boucles. Ils sont trop longs. C’est peut-être ça qui l’a trahie. Ceux de la ferme ne le remarquent pas car elle sait se montrer discrète. Personne ne fait attention à elle. « Tous les employées savent que je suis une fille mais Monsieur Pierre dit qu’une fille ne peut se faire respecter dans ce métier alors il préfère qu’on m’appelle Earth. Mais je m’appelle réellement ainsi. C’est juste que c’est mon nom de famille et pas mon prénom.
- Ce fossile vit dans un autre siècle.
- Il est comme il est. Il a été bon pour moi. A sa façon. C’est juste qu’il se contrôle mal quand il est en rogne.
- J’ai compris le message. Je ferais un effort pour la fermer mais tu connais le proverbe.
- Quel proverbe ?
- Les dragons ne vivent pas en bande.
- Jamais entendu.
- Et pourtant, c’est tellement vrai. »
Aeron se lève et fait glisser son assiette sale sur la table. Earth s’en empare et l’ajoute à sa pile de vaisselle et reprend son travail.
Elle laisse glisser l’assiette dans la mousse et tourne la tête quand Aeron l’interpelle de nouveau depuis l’embrasure de la porte. « Au fait, tu n’as jamais essayé de t’habiller en fille ? »
Elle se concentre dans sa tâche afin qu’Aeron ne la voit pas rougir. « Non, enfin pas depuis que je travaille ici.
- Tu devrais, je suis sur que avec des fringues correctes tu ne serais pas si mal ».
Aeron a disparu. Elle entend ses pas montant à toute vitesse les marches de bois. Elle lâche une grande expiration pour se détendre et se force à penser au travail de la journée. Le sourire d’Aeron semble gravé dans sa tête et elle a du mal à se concentrer. Peut-être qu’en effet elle pourrait s’acheter une robe avec les quelques pièces que lui avait donné Pierre. Elle se surprend à se regarder dans le miroir au dessus de l’évier. Des cheveux filasses, des yeux marrons quelconque, quelques taches de rousseur. Si elle mettait une robe, Aeron se rendrait compte qu’elle n’est pas jolie pour autant. Ce n’est qu’une pauvre fille de la terre. Elle soupire et reprend son travail. Madame Rose n’est pas là aujourd’hui. Elle est partie tôt le matin pour accompagner son fils et petit fils à l’aéroport. Pierre s’est arrangé pour être sorti avant son départ pour être sur de ne pas avoir à lui dire au revoir. Il promet d’être d’une humeur massacrante toute la journée. Au moins, comme elle doit s’occuper de la maison, elle commencera la coupe du raisin plus tard aujourd’hui. Elle s’attela à ranger la vaisselle quand un mouvement par la fenêtre attira son attention. Aeron traversait la cour les mains dans les poches. Il va le narguer pensa-t-elle. Si seulement, elle pouvait entrer dans un trou de souris, se rouler en boule et attendre. Au lieu de cela, elle prit une éponge et nettoya la table avant de s’emparer du balai. Elle ferait les chambres aussi. Marine et Pyros viendraient sous doute bientôt. Peut-être était ce pour cela aussi que Madame Rose avait décidé de s’absenter toute la journée. Elle ne les supportait pas.
Earth ôta son tablier et se dirigea à l’étage. Elle ouvrit les fenêtres pour aérer et faillit se faire renverser par la force avec laquelle la vitre s’ouvrit dès l’enclenchement du mécanisme d’ouverture. Le vent s’était levé. Des portes claquaient dans toute la maison et Earth se dépêcha de les fermer toutes pour éviter les courants d’air. Elle mit une litière propre dans les chambres d’amis et même si les pièces sentaient encore le renfermé elle se dirigea vers la fenêtre pour la fermer, le vent apportaient une telle quantité de feuilles et poussières maintenant que si elle laissait ouvert elle serait bonne pour passer un nouveau coup d’aspirateur. Elle poussa de toutes ses forces pour fermer la vitre et lâcha d’un coup. Le montant lui frappa le bras en s’ouvrant à la volée. Elle se contenta de le frotter par réflexe avec l’autre main. Face à elle, un tourbillon se formait autour des chaix. « Ho non» murmura-t-elle en voyant la colonne s’élever. Elle tenta encore de fermer la vitre mais renonça et se précipita dans l’escalier. Arrivée dans la cuisine, elle s’agrippa à la porte de la cave et hésita se tournant vers la vitre à l’opposée de la pièce, la colonne avait disparue mais le vent était tel que toutes les vitres tremblaient. Elle se laissa glisser contre la porte de la cave. Si le phénomène amplifiait, elle descendrait.
La porte de la cuisine s’ouvrit dans un fracas et elle hurla en se bouchant les oreilles et fermant les yeux.
« Il y a un problème ? » Elle ouvrit les yeux en entendant parler. Marine et Pyros se trouvaient devant elle, chacun une valise à la main.
Elle désigna la fenêtre. « Ca souffle en effet ».
Elle acquiesça.
On est arrivé à temps, remarqua Pyros sur la route nous n’avons pas eu de soucis. Je ne voudrais pas rouler avec une telle tempête.
« Le phénomène semble localisé » dit Marine en regardant les arbres quasiment couchés par la fenêtre. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus.
Earth se rappela ses devoirs. « Monsieur Pierre est très pris par les vendanges. Je vais le prévenir de votre arrivée. » Elle regarda encore dehors et hésita.
« Ne le presse pas » dit Marine. « Peut-être pourrais tu nous montrer nos chambres. Ainsi nous pourrions déjà déballer nos affaires.
- Bien sur » dit Earth, « ce sont les mêmes que d’habitude ». L’apprentie précéda les invités dans l’escalier et se recroquevilla tandis qu’une bourrasque faisait trembler toute la maison.
« Ne t’inquiète pas » dit Marine en posant une main sur son épaule, « tu ne risques rien. Ca va se calmer
- Oui » dit-elle nullement convaincue.
Elle ouvrit les portes des deux chambres et s’effaça pour laisser entrer les invités. « J’ai mis des serviettes propres dans les salles de bains. Il y a du savon aussi et pour l’eau chaude, il faut laisser couler un petit moment. Si vous avez besoin de quoi que se soit.
- On te prévient » finit Pyros.
« Oui » dit Earth. Elle les laissa s’installer et redescendit à la cuisine. Le vent s’était calmé et le silence revenu.
Earth s’assit soulagée sur la première chaise venue. Encore une porte qui claque mais cette fois c’est Aeron qui entre en trombe. Il a la moitié du visage en sang. Earth se précipite mais il la repousse.
« Que s’est-il passé ? «
Aeron se passe le visage dans l’eau. « T’occupe. Passe moi de la glace s’il te plait »
Earth se pinça la lèvre.
« Putain, la glace, dépêche toi » dit Aeron un torchon sur l’œil. « Pas envie de ressembler à ET moi ».
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