Personne ne parle. Un verre est posé violemment sur la table de pierre du salon de réception. Le bruit se répercute en écho dans la salle. Un sifflement s’élève d’un coin de la salle. Aeron chantonne. Il a du mal à tenir en place. Il gesticule sans cesse son pied rythmant la mélodie qu’il continue à siffler le plus doucement possible.
Earth n’est pas assise à table. Elle a pris place dans un coin sombre, les jambes ramenées à elle sur un tapis élimé. Pyros lui jette un regard en fronçant les sourcils. Elle se détourne. Il lui fait peur. Elle observe Marine. Elle est belle. Elle aussi c’est une fille. Pourtant Monsieur Pierre l’aime bien et la complimente sans cesse. Mais ce n’est pas elle qu’il aime c’est ce qu’elle représente.
Pyros se met à rire. « Alors le vieux Pierre s’est pris une fille comme apprentie ».
Pierre ronchonne. « C’est un bon ptit gars.
- Avec tout ce qui faut où il faut. » Il se tape la poitrine des bras. Des bras épais, buriné, couvert de poils roux. Même Pierre a peur de lui. Il baisse la tête.
Earth est gênée, elle se recroqueville et dissimule sa poitrine menue sous ses bras.
« Courageux ptit gars qui n’a pas peur de se mouiller contrairement à d’autres ».
Pyros tape du poing.
Pierre ne se laisse pas faire.
« Les dragons ne vivent pas en bande » repense Earth.
« Ca suffit ». La voix cristalline de Marine emplit la salle. « Ces mesquineries n’ont pas leur place ici ». La main de Pyros se décrispe. Earth aime bien Marine. Une femme forte. Même Pyros la respecte. Plus que ça même. Il la craint. Elle aimerait être ainsi. Aeron continue à chantonner, se balançant sur sa chaise, totalement indifférent aux éclats de ses aînés.
Pierre lui jette un de ses mauvais regards. Il va se venger sur lui. Il se tourne vers Pyros. « Parce que tu te crois immortel toi ? Qu’attends-tu pour prendre un apprenti ? Que tu te fasses bouffer par une vague pour ensuite nous fourguer le boulot de former quelqu’un comme le prédécesseur d’Aeron ? Mon ptit gars, il vaut dix fois Aeron même s’il n’a rien entre les jambes. Et tu sais pourquoi ? Parce que je le forme jour après jour ».
Earth n’en revient pas. Elle n’a jamais entendu la vieux Pierre lui faire le moindre compliment. Ses yeux pétillent. Il est fier. Elle est fière. Ca n’a pas d’importance.
Un courant d’air s’infiltre insidieusement dans la vieille baraque. Pierre ne peut réprimer un frisson. Aeron chantonne toujours. Earth aurait voulu qu’il se tourne vers elle, lui fasse un sourire complice, quelque chose mais il se désintéresse d’elle complètement. Elle baisse la tête. Que pourrait-elle espérée, simple apprentie qu’elle est.
« Assez. » Le cri résonne. Même Aeron se fige.
Marine profite d’avoir l’attention. Ce n’est pas ce problème qui nous réunit.
Le vieux Pierre regarde par la fenêtre. « Mouhai le vrai problème, c’est le soleil. La vigne a besoin d’eau ». Il se tourne vers Marine. Son visage dur, se fait plus doux. Comme une supplication.
« Tu ne pense qu’à ça » reprend Pyros.
Pierre ressasse son éternel discours : « C’est la terre qui nourrit la vie ».
Pyros s’irrite. « C’est de la vinasse que tu fabriques. Ca n’a jamais nourri personne. Par contre ça en a empoisonné un bon paquet ».
Quelques veines gonflent sous la tension. Pyros soutient son regard. La salle chauffe. Marine soupire.
Aeron sourit. Il se tortille sur sa chaise sa jambe frappant le sol en un mouvement rythmique nerveux. Il frappe la table de ses mains. « Je commence. » I se racle la gorge « j’ai réfléchi à un truc. J’ai fait comme un postulat où il y aurait un Dieu qui aurait crée le monde. Je ne sais pas si c’est le cas et je m’en fout, mais il y a des tas de gens depuis des tas d’années qui y croit alors ou il sont tous fêlé de la tête soit il y a bien un truc. Ouhai je sais, vous allez penser qu’est-ce qui nous branle Aeron, voila qu’il fait le mystique.
- On va surtout se dire que si Aeron veut garder la parole il ferait bien de se tenir en place, de parler correctement et de dire des choses intelligentes. Vous voyez ce que je veux dire à propos des gosses mal élevés » dit-il désignant Aeron. Il insiste devant le silence des autres. « Mais écoutez la façon dont il parle.
- Houlà, Pierre, y a pas de mal. Je te respecte et tu me respectes.
- Je vais lui foutre une branlée à ce gosse. »
Pierre se dresse sur sa chaise. Marine regarde par la fenêtre les jardins jaunis par la sécheresse. Earth se tasse dans son coin. Pyros incite Pierre à se rasseoir. Il est d’accord avec lui. Aeron est un sale gosse. Laissé trop libre par ses parents, manque d’éducation mais quelque chose en lui le rempli d’allégresse. Sa jeunesse peut-être. Il l’amuse. Plus jeune il lui ressemblait. Aussi insouciant. Comme si le monde entier lui appartenait. Il continuait :
« Je prends un exemple : Il y a un mois, Il y a un mec, genre costaux, gros bras. Il me dit, tu me files ton fric. Je lui dis non. Il me dit : alors je te casse la gueule. Je lui dis essaie pour voir » Aeron ouvre les bras comme pour signifier qu’il a fini sa démonstration.
« Et ? » demande Pyros.
Pierre marmonne : « Tu tiens vraiment à le savoir ? Tu imagines sans doute qu’il est allé se plaindre au proviseur ?
- Tu piges rien mon pote. Je reprends mon trip de Dieu. Imaginons que Dieu ait crée le monde. Pourquoi l’a-t-il fait ? Cherche pas je te donne la réponse. Il l’a fait car il en était capable. C’est pas génial peut-être mais il a fait ce qu’il a pu. Peut-être que c’était un pari avec un autre Dieu genre même pas cap de créer un monde.
Vous saisissez ?
- Non » dit Pierre. Pyros sourit, secoue la tête. Il ne comprend rien mais ce gosse l’amuse. Marine regarde toujours par la fenêtre. Quelques gouttes tombent sur le jardin.
« Je vais essayer d’être plus clair. Dieu, il ne s’est pas posé de questions genre métaphysique et tout le tralala comme vous faites ici chaque année. Non, il en était capable, il l’a fait. Comme ça, pour se distraire. Il a pas passé des heures avec ses potes dieux pour se demander d’ou il venait, quel est la destiné de son être. Non, Dieu, il ne se prend pas la tête.
- C’est peut-être pour ça quel monde tourne pas rond fait remarqué Pyros. »
Pierre regarde par la fenêtre. La pluie tombe dru. Il sourit. C’est bon pour ses vignes. Marine répond à son sourire.
Aeron continue son discours. « Tu as des capacités, tu les utilises. Point barre. Peut-être bien qu’après, en effet, il s’est dit que c’était pas une bonne idée. Aeron hausse les épaules. Et alors, au fond, s’il ne l’avait pas fait nous ne serions pas là. Je vais plus loin. Peut-être que quand il s’est dit c’est pas génial, il a voulu améliorer le truc en y mettant des gens capable de prendre les choses en main mais que ces gens n’ont rien branlé alors que c’est pour ça que ça continue à merder »
Pyros s’éloigne de la fenêtre. Il se rapproche de l’âtre. « Continue gamin ».
Pierre se renfrogne. « Tu ne vas pas l’encourager dans ses élucubrations. »
Aeron est fier, il reprend la parole. « C’est une métaphore Pierre » Autre exemple : « Vous lisez des comics ? » Je te le demande pas à toi Pierre, je connais la rengaine : assassiner des arbres pour fabriquer de la paperasse pas même bonne à se torcher le cul.
Marine fronce les sourcils, Pierre serre les poings, Pyros se retient de rire
« Ben oui » continue Aeron, « le vieux Pierre quand il marmonne tout seul, c’est pas un exemple de langage châtié quoiqu’il en dise. Bref, les comics. Une bande de super héros qui se gâche la vie à sauver des gens. Résultat, plus ils sont forts plus les méchants le sont aussi, et au final, tout est pareil. Les méchants sont toujours là, eux ont leur vie pourrie, la plupart du temps même pas une nenette à se mettre sous la dent. CQFD.
- Tu comprends ce qu’il raconte ? » dit Pierre. Pyros éclate de rire. « J’ai cru mais là non pas un mot. » Marine regarde la pluie.
« Bordel » reprend Aeron, « je veux juste dire que c’est inutile de se prendre la tête. Chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a pour se faire sa vie pénard ou sauver le monde, comme il veut. C’est notre destiné à tous et il n’y a rien de mal. La seule chose qui est mal, c’est de se torturer inutilement avec des questions existentielles.
On sait tous ce que Pyros veut nous raconter. Il va nous dire qu’après avoir passé plusieurs années dans des livres moisis à se taper des textes incompréhensibles, il en est sorti que quelques anciens dérangés de la tête ont prédit le retour des dragons. J’ai bien résumé le truc Pyros.
- C’est en effet l’idée générale.
- Ok, et du coup, on se prend la tête pour savoir et pourquoi ? et quand ça ? Et qu’est ce qu’il en résulterait ? et si c’est bien ou pas bien et patati et patata. Et faut-il ou faut-il pas
Moi je dis, c’est pas les bonnes questions. On ne peut pas réfléchir l’avenir, il faut le vivre.
Les prédictions, c’est de la connerie. Mais ce qui est vrai, palpable. Il frappa bien le bois de la table pour accompagner ses dires. C’est que, oui, il faut réveiller les dragons et pourquoi ? Simplement parce qu’on peut le faire » dit Aeron se renversant sur sa chaise. Il se rattrapa inextremis au montant de la cheminée tandis que sa chaise suivait le mouvement et partait en arrière. Un léger coup supplémentaire de Pierre et elle bascula en arrière entraînant Aeron avec elle. « T’es un malade » s’indigna-t-il en se relevant. « J’aurais pu me rompre le cou.
Le vieux Pierre se mit à rire. « Ca t’apprendra à te tenir correctement ».
Marine fronça les sourcils mais ne dit pas un mot.
Pyros hésita.
« Je crois avoir compris ton raisonnement » dit Pierre.
Toutes les têtes se tournèrent vers le vieil homme. « Il faut faire ce qu’on veut sans se préoccuper de l’avenir.
- C’est un bien grand mot » dit Aeron.
« Non, ca me va » dit Pierre. « Alors, pour suivre le raisonnement de notre jeune Aeron, je dis qu’il n’y aura pas de dragon parce que je l’ai décidé. Et que comme c’est moi le chef. J’ai le pouvoir de vous l’imposer. »
La séance est levée